Il était une fois, mais plusieurs fois quand même, une petite fille qui très tôt dans sa vie avait senti... qu'elle était sensible, très sensible. Mais tellement sensible qu'un seul regard, une seule parole, un seul geste ou même un non-geste pouvait la blesser au plus profond d'elle.

Quand elle se sentait meurtrie, elle « partait ». Elle s'absentait d'un seul coup, sans bouger, comme si soudain elle n'était plus dans la pièce. Plus rien ne la touchait, ne pouvait l'atteindre, elle n'entendait plus rien, ne voyait rien. Le monde autour d'elle devenait transparent, intouchable.

Ce qui se passait en fait, c'est qu'elle s'enfermait dans un sac de silence.
Personne autour d'elle ne voyait ce sac, mais il était aussi vrai dans son esprit que ses propres mains ou que sa robe.

Elle entrait dedans en mettant un pied, puis l'autre, s'asseyait au fond puis refermait le sac au-dessus de sa tête. Elle pouvait ainsi rester dedans des heures, parfois des jours et une fois même tout une semaine.

Coincée dans le sac de silence, elle n'entendait plus rien, ne voyait rien, ne sentait plus rien du tout, ni souffrance ni plaisir.

Mais comment, me direz-vous, pouvait-elle être aussi sensible ? Sensible à tout ce qui se passait dans le monde autour d'elle, au moindre petit événement porteur de souffrance, de douleur, à tous les imprévisibles de la vie.

Tout s'était passé comme si très tôt dans sa vie, elle avait voulu être le paravent, le paratonnerre, la protectrice de sa maman.

Il faut dire, pour ceux qui ne le savent pas, que certains enfants sentent, pressentent les souffrances et les malheurs avant même qu'ils n'arrivent.
La plupart des enfants sentent les bonnes ou les mauvaises choses, reconnaissent les événements heureux, mais d'autres au contraire reconnaissent la moindre souffrance, la sentent et la captent de l'intérieur avant qu'elle ne se manifeste.

Cette petite fille sentait la souffrance de l'intérieur. Cela datait de très longtemps, avant même sa naissance.

Cela peut sembler extraordinaire et cependant c'est vrai. Écoutez la suite. Il faut dire encore que sa maman, quand elle était enceinte d'elle de six mois, avait eu un chagrin épouvantable, une douleur effroyable comme il en arrive peu dans une vie.

Cela s'était passé un dimanche. Après un repas sur l'herbe, son mari, le père du bébé qui était dans le ventre, s'était noyé sous les yeux de sa femme.

C'était un jour de juin, blond et doux comme du pain tendre. Un jour de fête, un jour de tendresse, un jour pour être heureux toute une vie.

Le père, après le repas, pour se détendre, était entré dans l'eau avec l'intention de se baigner. Il avait nagé doucement vers le milieu de l'étang. Il avait gardé sa cigarette allumée à la bouche et avançait lentement, lentement pour ne pas la mouiller. Puis soudain, comme s'il avait heurté un obstacle, crac, d'un seul coup il avait vacillé, puis disparu, englouti dans le noir de l'eau.

Sa femme avait tout vu, elle se leva d'un bond, voulut s'élancer avec un grand cri pour rejoindre son mari, pour rester avec lui, pour ne pas le perdre. Que sais-je sur ce qui lui traversait l'esprit...

Des amis la retenait. Elle hurlait, n'ayant qu'un élan, qu'un désir, rejoindre l'homme qu'elle aimait et qui avait disparu soudain, happé par l'eau de l'étang.

Mais la petite fille, me direz-vous ! La petite était à l'intérieur du ventre, à l'intérieur de la mère, pendant que se passait à l'extérieur, au grand soleil de juin, ce drame épouvantable. Elle était dans le ventre, comme je vous l'ai dit. Il y avait juste six mois qu'elle avait été conçue par ces deux-là, dans un grand moment d'amour. Conçue par celui qui se noyait et par celle qui, oubliant qu'elle attendait un enfant, voulait le rejoindre, pour ne pas le perdre, pour ne pas être seule dans la vie.

Cette petite, à l'intérieur, entendait tout cela. Cette immense détresse, cet oubli de soi, cette douleur qui gonflait au point d'emporter presque la raison de la mère.

Elle entendit, comme un raz de marée immense, le sentiment d'injustice qui grondait dans sa mère, avec cette question insensée jetée au ciel.

— Mais pourquoi cela m'arrive-t-il à moi ? Pourquoi en ce moment ?

Une colère terrible contre tout l'univers la fit hurler des jours entiers.

La petite, tout au fond du ventre, se fit plus petite encore, laissa passer la tempête du désespoir, de la colère, de l'injustice.

Le temps passa. Le bébé, le temps venu, sortit au grand jour, ce fut une fille.
Et bien plus tard, beaucoup plus tard, mais très tôt dans sa vie de petite fille, elle avait compris qu'il fallait qu'elle prenne sur elle un peu de la souffrance de sa mère, comme pour la soulager, comme pour dire :

— Tu vois, maman, je suis là. Je sais que je te rappelle ton mari. Je lui ressemble beaucoup, tout le monde le dit autour de moi. Je sais que ma présence te renvoie sans arrêt à lui. Alors moi, j'ai décidé de prendre sur moi un peu de ta souffrance, de la porter avec toi, pour qu'elle soit moins lourde.

Cette petite fille vécut ainsi pendant des années et des années en portant à l'intérieur d'elle la plus grande part de la souffrance de sa maman, en fille fidèle.

Savez-vous ce qui se passa par la suite ?

C'est qu'elle devint femme à son tour. Elle connut l'amour, se maria et un jour elle devint enceinte.

Là, ça se complique un peu, parce que le bébé qui était dans son ventre avait l'impression que la place était déjà prise, encombrée. Qu'il y avait là-dedans comme un intrus.

Oui, c'était, comme je vous l'ai dit, toute la souffrance que la petite avait prise en elle. Le ventre est le lieu préféré de la souffrance. C'est un endroit chaud, protégé, où une souffrance peut prendre ses aises.

Ce bébé-là ne se laissa pas faire. Il poussa avec ses pieds, avec ses poings, avec sa tête toute cette souffrance accumulée, il la poussa dehors.

Lui, il n'était pas d'accord de vivre avec la souffrance pendant neuf mois. Il batailla très fort.

Sa mère au-dehors, pensait :
— Qu'est-ce qu'il a, mon bébé ?
Il ne semble pas content !

Et au sixième mois de la grossesse, elle fit une très grosse hémorragie. Oui, du sang tout bleu et noir coula de son ventre.

Vous l'avez compris, c'était toute la souffrance enfermée depuis si longtemps par la petite fille qui s'en allait, qui s'échappait enfin.

Quel soulagement, quelle libération, pour elle, pour son bébé, car autrement cela aurait pu durer encore des années, peut-être sur plusieurs générations. Cela s'est déjà vu !

Je reviens quelques instants à la mère, qui est, vous vous en souvenez, l'ex-petite fille du début de cette histoire.

Elle garda très longtemps encore, même après la naissance de son fils, une grande sensibilité.

Parfois lui reprenait l'envie de s'enfermer dans le grand sac de silence de son enfance. Elle sentait de loin la souffrance des autres, de son fils, mais aussi de toutes les personnes qu'elle rencontrait.

Et vous savez, dans la vie, il y en a de la souffrance. À la télé ils ne montrent presque que cela. Regardez la Roumanie qui se libère, la Colombie qui bouge, l'Afrique du Sud qui danse et saute, le Liban qui brûle, l'ex-Yougoslavie qui se déchire ou la Somalie qui meurt de faim. Et sans aller si loin, en France même, dans des tas de petits villages de rien du tout, sous le bleu des apparences, il y a la souffrance. Dans les grandes villes, dans le lointain des HLM, des terrains vagues qui sont devenus les banlieues, partout il y en a !

Oui, vraiment, je ne souhaite à aucun enfant au monde de prendre sur lui la souffrance de ses parents ou de ses proches. Non, je ne le souhaite pas, c'est trop de douleur.

Vous pouvez aider quelqu'un à faire quelque chose pour ses difficultés, pour ses malheurs, pour ce qui le fait souffrir, mais ne vous aventurez jamais à prendre la peine, la déception, le malheur de quelqu'un en vous. Une vie ne vous suffirait pas !

Et comme votre vie... est bien la vôtre, alors prenez-en soin.

Ainsi se termine enfin le conte, qui nous a entraîné si loin, de la petite fille qui était tellement sensible qu'elle s'enfermait dans un grand sac de silence.

Auteur : Jacques Salomé
Tiré du livre : Contes à guérir - Contes à grandir

 

 


 

 

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